lunes, 21 de septiembre de 2015

MICHAEL SINGLETON. DE LA TOXICITE SACERDOTALE

De la toxicité sacerdotale
« Je hais la colloquialité
auto-protectrice des clercs »
P. Tort, La seconde révolution darwinienne, Paris, Kimé,
2001 : 118.

Ubi nascitur sacerdos, ibi moritur religio – déclamée sur le ton tonitruant du « trickster » théologien qu’il fut, c’est avec cette phrase que le Père Goetz sj termina une partie de son cours dédié en 1964 à l’étude de la prêtrise dans les religions « primitives ».  Bien qu’il s’agisse d’un simple constat savant et des plus plausibles au vu des évidences ethnographiques, cette affirmation peut occasionner des jugements de valeur et a abouti, de fait, à l’activation d’alternatives.  Depuis la première jusqu’à ce qui pourrait être la dernière génération des disciples de l’homme de Nazareth avant qu’il ne soit promu le Christ-Dieu, il s’est toujours trouvé des réformateurs radicaux à penser que l’institution d’une fonction « pontificale » représentait un pont religieusement trop loin et de crier en conséquence  « à bas le clergé, que vive le sacerdoce du peuple !».   D’entrée de matière, faisons abstraction de ces éventuelles prises de position engagées voire enragées.  Contentons-nous de faire un simple tour d’horizon historique ou anthropologique.  Malheureusement peu de penseurs chrétiens paraissent penser que cela puisse être décisif puisque, à l’insu de leur plein gré, ils semblent toujours persuadés que la religion chrétienne, en tant que divinement révélée, sort surnaturellement d’un lot purement naturel.   Les évidences ethnographiques montrent que là où a émergé une spécialisation de certains individus dans le sacré et quand ce monopole s’est trouvé associé à une justification idéologique et une incarnation institutionnelle, le commun des mortels qui, jusque-là, s’était débrouillé avec le plus qu’humain à titre personnel s’est trouvé dépossédé par cette Religion du Prêtre d’une philosophie et pratique propre à une Religion du Peuple.  Sans noyer ce poisson-là, il y a lieu de remarquer que cette évolution vers l’exclusivité n’est pas limitée au seul domaine religieux.  Un peu partout dans des cultures complexes certains acteurs finissent par monopoliser plus ou moins exclusivement la gestion d’un pan des activités humaines.  Là où nait le roi, l’avocat, le médecin, le savant… là aussi meurt la démocratie, l’autodéfense en justice, le DIY médical et le bon sens ordinaire.
Certains esprits trouveront que cette évolution était tout aussi inévitable que normale.  La polyvalence ne serait possible que dans des petites sociétés primitives.  Avec l’apparition des grandes civilisations, il a bien fallu répartir le travail entre spécialistes.  C’est ignorer que la division du travail aurait pu être synonyme de service et non pas de sinécure.   C’est surtout oublier que le non-lieu de la chefferie et du clergé dans certaines cultures répond non pas à une première démarche hésitante sur la marche triomphale vers le Progrès, mais à un « Non ! » retentissant à toute privatisation privilégiée du pouvoir.  Goetz admirait les travaux des anthropologues d’Oxford, Evans-Pritchard et Lienhardt (tous les deux de bons catholiques plutôt conservateurs) qui avaient montré que les Nuer et les Dinka du Soudan n’ayant pas de clergé à proprement parler, c’était les chefs de famille qui officiaient lors des sacrifices. Il s’appuyait aussi sur des monographies des chasseurs-cueilleurs où une caste sacerdotale brillait par son absence.  Chez les Pygmées de l’Afrique, par exemple, chaque individu fait comme bon lui semble pour reconnaître tout ce qu’il doit à la Forêt.  Il aurait pu aussi se référer au choix délibéré (mais assez logique puisque la Fin du Monde aussi bien religieux que politique s’annonçait pour demain) des premiers chrétiens d’éviter dans leur parler et praxis tout relent de structuration sacerdotale : ekklesia  « assemblée, congrégation » et non pas « église », presbyteros  « notable, aîné » et non pas « curé » (et encore moins « presbytère » !), agape et non pas « sacrifice de la messe ».
Ce qu’il n’avait pas pu faire puisque le livre n’était pas encore publié, aurait été de nous renvoyer au travail de J. Ziegler Les vivants et les morts (Paris, Seuil, 1978) sur un candomblé brésilien. On y trouve une illustration poignante de la mort d’une certaine religiosité populaire suite à une monopolisation « minéralisée » des (r)apports religieux par des vieux mâles consacrés.  En principe et souvent en pratique, ce genre de regroupement (rebricolé à partir de ce que les esclaves Yoruba avaient retenu de son pendant au Nigeria) permettait les vivants d’interagir rituellement avec leurs morts (revenus masqués) afin de remédier ensemble à des problèmes récurrents ou nouveaux.  Malheureusement dans le candomblé d’Itaparica l’auteur a dû constater que les vieux dirigeants, paralysés par la perspective des changements angoissants qui s’imposaient par la force des choses du monde moderne, ont fait scléroser et stagner des structures potentiellement porteuses d’adaptations plus adéquates des acquis.  Le résultat était une « liberté tellement mutilée que même leur angoisse (celle des membres et surtout des anciens) se fige dans des  paroles immuables.  La conséquence en est la fossilisation de la mémoire collective, la naissance de structures minérales qui emprisonnent et fragmentent la vivante connaissance des Eguns (les ancêtres incarnés dans des masques qui, dans de meilleures circonstances, s’ouvraient positivement à l’inédit surgi des changements sociohistoriques).  Plus les structures rituelles sont rigides, moins le savoir humain se développe.  Le problème est insoluble. Plus la société se sait menacée dans son existence concrète, dans son identité et dans son être, plus elle transforme, pour se protéger, le savoir social en conduite rituelle, en formules immuables et en hiérarchies investies de la majesté de l’inaltérable.» 
Les structures du candomblé maintenaient en vie et revitalisaient au Brésil les fragments de l’héritage africain.  Mais devenus rigides ces structures se sont rabattues sur la seule conservation de la mémoire du passé, se montrant « incapables d’intégrer dans le candomblé d’Egun en exil, les continuelles expériences » de la vie et de la mort « qui en temps normal enrichissent le savoir d’un groupe ».  « Le refus d’intégrer » ces expériences inédites a figé « le Candomblé de la Diaspora dans une minérale permanence dont le prix ultime est le non-savoir.  Les groupes d’homme savants (à la tête du Candomblé) sont journellement en contact avec les récits, les signes, les objets, les figures rituelles des Egun  et ceci durant toute leur vie.  Ils s’acharnent pendant des générations et avec une ardeur jamais démentie sur les mêmes mystères opaques ; ils sont devenus dans la Diaspora des mornes castes de prêtres, gestionnaires approximatifs du savoir déjà acquis ». (J’ai ajouté en italiques quelques précisions explicatives.)
Qui aures habet, audiat  … mais pour ceux qui seraient devenus un peu sourd d’oreille anthropologique, je me permets de marteler les parallèles.  Il y a d’abord le rebricolage sélectif (qui peut être de bonne foi) des éléments d’origine pour la cause non pas tant commune que cléricale.  Les maîtres du candomblé n’ont retenu en exil que les pratiques ancestrales qui appuyaient leur pouvoir gérontocratique – faire peur aux jeunes et aux femmes en revêtant les masques mortuaires, symboles d’un Passé Parfait.  Les membres du Magistère romain en constituant tardivement le Canon des Ecritures, en édictant des Décrets conciliaires et en instituant le Droit Canonique ont écarté comme apocryphe et anathème tout ce qui dans le foisonnement primitif, populaire et permanent de la mouvance chrétienne, pouvait nuire au pouvoir clérical. Dans l’histoire du christianisme occidental l’emprise d’un monachisme excentrique sur l’élan évangélique fut encore plus excessivement étriquée que l’enfermement du potentiel yoruba dans le carcan du candomblé étudié par Ziegler.   Quoi qu’il en soit de leurs équivoques, il a fallu la Réforme luthérienne, la dissolution des monastères sous Henri VIII en Angleterre et le coup de grâce apporté au système par la Révolution française pour affranchir la praxis chrétienne de sa modélisation millénaire par un monachisme plus inspiré par le manichéisme oriental que par l’anarchie évangélique.  Ensuite en entendant parler de la « manipulation magique des objets sacrés » par des officiants masqués et bizarrement accoutrés pour subjuguer et maintenir des fidèles du candomblé à leur place, comment ne pas penser à ses grandes messes télévisées où des vieux messieurs toujours habillés en St Nicholas comme disent mes petits-enfants, se livrent à du mesmérisme rituel face à des congrégations dociles (quand ce n’est devant des foules amassées sur du parvis pour contempler des écrans géants spectaculaires).  Enfin, à cette minéralisation de la mentalité des dignitaires du candomblé qui les rend incapable de faire face aux mutations salutaires qui s’imposent, répond la rigidité inflexible du Magistère vaticane cristallisé autour de la protection d’un Dépôt  intrinsèquement immuable au lieu de la promotion d’une dynamique à la hauteur des inédits dont le surgissement continu ne cesse d’interpeller une humanité en marche. 
La religion étant foncièrement le fait de se retrouver relié à autre que soi dans des réseaux de réciprocité obligée, pour finir et heureusement, ce qui est mort-né avec la naissance du sacerdoce n’est pas la religion tout court, mais la religion sacerdotale elle-même.  Ça peut prendre du temps, mais une pomme pourrie finit toujours par tomber.  Si les vocations qui manquent désormais massivement représentent la mort annoncée de cette constitution cléricale qui a longtemps récupéré la dynamique évangélique ce n’est pas seulement que nous entrons dans un monde post-chrétien voire post-religieux, c’est que l’humanité qui s’annonce pour demain cherche sinon à reprendre en main propre ce dont les spécialistes tous azimuts l’ont dépouillé, mais à participer de manière autrement plus active et décisive à son destin.  En matière de religion aussi, il faut globaliser le local et non pas localiser le global.  Le cri « Le Roi est mort, que vive le Président ! » avait pris la relève de l’acclamation « Le Roi est mort, que vive le Roi ».  Aujourd’hui c’est le Peuple lui-même qui voudrait revivre. Le prêtre est mourant sous nos yeux – et avec lui le politicien, le policier et le professeur et tous les prétendants à un pouvoir qui revient de droit primordial à tout le monde.  Que vive non seulement le sacerdoce populaire mais le Peuple tout court !

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