De la toxicité sacerdotale
« Je hais la colloquialité
auto-protectrice
des clercs »
P. Tort, La seconde révolution darwinienne,
Paris, Kimé,
2001 :
118.
Ubi nascitur sacerdos, ibi moritur religio – déclamée
sur le ton tonitruant du « trickster » théologien qu’il fut, c’est
avec cette phrase que le Père Goetz sj termina une partie de son cours dédié en
1964 à l’étude de la prêtrise dans les religions « primitives ». Bien qu’il s’agisse d’un simple constat
savant et des plus plausibles au vu des évidences ethnographiques, cette affirmation
peut occasionner des jugements de valeur et a abouti, de fait, à l’activation
d’alternatives. Depuis la première
jusqu’à ce qui pourrait être la dernière génération des disciples de l’homme de
Nazareth avant qu’il ne soit promu le Christ-Dieu, il s’est toujours trouvé des
réformateurs radicaux à penser que l’institution d’une fonction « pontificale »
représentait un pont religieusement trop loin et de crier en conséquence « à
bas le clergé, que vive le sacerdoce du peuple !». D’entrée de matière, faisons
abstraction de ces éventuelles prises de position engagées voire enragées. Contentons-nous de faire un simple tour
d’horizon historique ou anthropologique.
Malheureusement peu de penseurs chrétiens paraissent penser que cela
puisse être décisif puisque, à l’insu de leur plein gré, ils semblent toujours
persuadés que la religion chrétienne, en tant que divinement révélée, sort
surnaturellement d’un lot purement naturel.
Les évidences ethnographiques
montrent que là où a émergé une spécialisation de certains individus dans le
sacré et quand ce monopole s’est trouvé associé à une justification idéologique
et une incarnation institutionnelle, le commun des mortels qui, jusque-là,
s’était débrouillé avec le plus qu’humain à titre personnel s’est trouvé
dépossédé par cette Religion du Prêtre d’une philosophie et pratique propre à
une Religion du Peuple. Sans noyer ce
poisson-là, il y a lieu de remarquer que cette évolution vers l’exclusivité
n’est pas limitée au seul domaine religieux.
Un peu partout dans des cultures complexes certains acteurs finissent
par monopoliser plus ou moins exclusivement la gestion d’un pan des activités
humaines. Là où nait le roi, l’avocat,
le médecin, le savant… là aussi meurt la démocratie, l’autodéfense en justice,
le DIY médical et le bon sens ordinaire.
Certains
esprits trouveront que cette évolution était tout aussi inévitable que normale. La polyvalence ne serait possible que dans
des petites sociétés primitives. Avec
l’apparition des grandes civilisations, il a bien fallu répartir le travail
entre spécialistes. C’est ignorer que la
division du travail aurait pu être synonyme de service et non pas de
sinécure. C’est surtout oublier que le
non-lieu de la chefferie et du clergé dans certaines cultures répond non pas à
une première démarche hésitante sur la marche triomphale vers le Progrès, mais
à un « Non ! » retentissant à toute privatisation privilégiée du
pouvoir. Goetz admirait les travaux des
anthropologues d’Oxford, Evans-Pritchard et Lienhardt (tous les deux de bons
catholiques plutôt conservateurs) qui avaient montré que les Nuer et les Dinka
du Soudan n’ayant pas de clergé à proprement parler, c’était les chefs de
famille qui officiaient lors des sacrifices. Il s’appuyait aussi sur des
monographies des chasseurs-cueilleurs où une caste sacerdotale brillait par son
absence. Chez les Pygmées de l’Afrique,
par exemple, chaque individu fait comme bon lui semble pour reconnaître tout ce
qu’il doit à la Forêt. Il aurait pu
aussi se référer au choix délibéré (mais assez logique puisque la Fin du Monde
aussi bien religieux que politique s’annonçait pour demain) des premiers
chrétiens d’éviter dans leur parler et praxis tout relent de structuration
sacerdotale : ekklesia « assemblée, congrégation » et non
pas « église », presbyteros « notable, aîné » et non pas
« curé » (et encore moins « presbytère » !), agape et non pas « sacrifice de la
messe ».
Ce qu’il
n’avait pas pu faire puisque le livre n’était pas encore publié, aurait été de
nous renvoyer au travail de J. Ziegler Les
vivants et les morts (Paris, Seuil, 1978) sur un candomblé brésilien. On y
trouve une illustration poignante de la mort d’une certaine religiosité
populaire suite à une monopolisation « minéralisée » des (r)apports
religieux par des vieux mâles consacrés.
En principe et souvent en pratique, ce genre de regroupement (rebricolé
à partir de ce que les esclaves Yoruba avaient retenu de son pendant au
Nigeria) permettait les vivants d’interagir rituellement avec leurs morts
(revenus masqués) afin de remédier ensemble à des problèmes récurrents ou
nouveaux. Malheureusement dans le
candomblé d’Itaparica l’auteur a dû constater que les vieux dirigeants,
paralysés par la perspective des changements angoissants qui s’imposaient par
la force des choses du monde moderne, ont fait scléroser et stagner des
structures potentiellement porteuses d’adaptations plus adéquates des acquis. Le résultat était une « liberté
tellement mutilée que même leur angoisse (celle
des membres et surtout des anciens) se fige dans des paroles immuables. La conséquence en est la fossilisation de la
mémoire collective, la naissance de structures minérales qui emprisonnent et
fragmentent la vivante connaissance des Eguns (les ancêtres incarnés dans des masques qui, dans de meilleures
circonstances, s’ouvraient positivement à l’inédit surgi des changements
sociohistoriques). Plus les
structures rituelles sont rigides, moins le savoir humain se développe. Le problème est insoluble. Plus la société se
sait menacée dans son existence concrète, dans son identité et dans son être,
plus elle transforme, pour se protéger, le savoir social en conduite rituelle,
en formules immuables et en hiérarchies investies de la majesté de l’inaltérable.»
Les
structures du candomblé maintenaient en vie et revitalisaient au Brésil les
fragments de l’héritage africain. Mais
devenus rigides ces structures se sont rabattues sur la seule conservation de
la mémoire du passé, se montrant « incapables d’intégrer dans le candomblé
d’Egun en exil, les continuelles expériences » de la vie et de la mort
« qui en temps normal enrichissent le savoir d’un groupe ». « Le refus d’intégrer » ces
expériences inédites a figé « le Candomblé de la Diaspora dans une
minérale permanence dont le prix ultime est le non-savoir. Les groupes d’homme savants (à la tête du Candomblé) sont
journellement en contact avec les récits, les signes, les objets, les figures
rituelles des Egun et ceci durant toute
leur vie. Ils s’acharnent pendant des
générations et avec une ardeur jamais démentie sur les mêmes mystères
opaques ; ils sont devenus dans la Diaspora des mornes castes de prêtres,
gestionnaires approximatifs du savoir déjà acquis ». (J’ai ajouté en
italiques quelques précisions explicatives.)
Qui aures habet, audiat …
mais pour ceux qui seraient devenus un peu sourd d’oreille anthropologique, je
me permets de marteler les parallèles.
Il y a d’abord le rebricolage sélectif (qui peut être de bonne foi) des
éléments d’origine pour la cause non pas tant commune que cléricale. Les maîtres du candomblé n’ont retenu en exil
que les pratiques ancestrales qui appuyaient leur pouvoir gérontocratique –
faire peur aux jeunes et aux femmes en revêtant les masques mortuaires, symboles
d’un Passé Parfait. Les membres du
Magistère romain en constituant tardivement le Canon des Ecritures, en édictant
des Décrets conciliaires et en instituant le Droit Canonique ont écarté comme
apocryphe et anathème tout ce qui dans le foisonnement primitif, populaire et
permanent de la mouvance chrétienne, pouvait nuire au pouvoir clérical. Dans
l’histoire du christianisme occidental l’emprise d’un monachisme excentrique
sur l’élan évangélique fut encore plus excessivement étriquée que l’enfermement
du potentiel yoruba dans le carcan du candomblé étudié par Ziegler. Quoi qu’il en soit de leurs équivoques, il a
fallu la Réforme luthérienne, la dissolution des monastères sous Henri VIII en
Angleterre et le coup de grâce apporté au système par la Révolution française
pour affranchir la praxis chrétienne de sa modélisation millénaire par un
monachisme plus inspiré par le manichéisme oriental que par l’anarchie
évangélique. Ensuite en entendant parler
de la « manipulation magique des objets sacrés » par des officiants
masqués et bizarrement accoutrés pour subjuguer et maintenir des fidèles du
candomblé à leur place, comment ne pas penser à ses grandes messes télévisées
où des vieux messieurs toujours habillés en St Nicholas comme disent mes
petits-enfants, se livrent à du mesmérisme rituel face à des congrégations
dociles (quand ce n’est devant des foules amassées sur du parvis pour
contempler des écrans géants spectaculaires).
Enfin, à cette minéralisation de la mentalité des dignitaires du
candomblé qui les rend incapable de faire face aux mutations salutaires qui
s’imposent, répond la rigidité inflexible du Magistère vaticane cristallisé
autour de la protection d’un Dépôt
intrinsèquement immuable au lieu de la promotion d’une dynamique à la
hauteur des inédits dont le surgissement continu ne cesse d’interpeller une
humanité en marche.
La religion
étant foncièrement le fait de se retrouver relié à autre que soi dans des
réseaux de réciprocité obligée, pour finir et heureusement, ce qui est mort-né
avec la naissance du sacerdoce n’est pas la religion tout court, mais la
religion sacerdotale elle-même. Ça peut
prendre du temps, mais une pomme pourrie finit toujours par tomber. Si les vocations qui manquent désormais
massivement représentent la mort annoncée de cette constitution cléricale qui a
longtemps récupéré la dynamique évangélique ce n’est pas seulement que nous
entrons dans un monde post-chrétien voire post-religieux, c’est que l’humanité
qui s’annonce pour demain cherche sinon à reprendre en main propre ce dont les
spécialistes tous azimuts l’ont dépouillé, mais à participer de manière
autrement plus active et décisive à son destin.
En matière de religion aussi, il faut globaliser le local et non pas
localiser le global. Le cri « Le
Roi est mort, que vive le Président ! » avait pris la relève de
l’acclamation « Le Roi est mort, que vive le Roi ». Aujourd’hui c’est le Peuple lui-même qui
voudrait revivre. Le prêtre est mourant sous nos yeux – et avec lui le
politicien, le policier et le professeur et
tous les prétendants à un pouvoir qui revient de droit primordial à tout le
monde. Que vive non seulement le
sacerdoce populaire mais le Peuple tout court !
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