L’Homme Nouveau est
arrivé !
Dr. Michael Singleton
« L’homme est une idée historique
et non pas une espèce naturelle. »
Merleau-Ponty 1945 :199
Ancrage anecdotique
Sur le seuil du grand âge (sinon déjà
au-delà !), je ne dois pas être le seul à être de
fait, et pas seulement à se sentir, totalement dépassé aussi bien théoriquement
que pratiquement par l’électronique en général et par l’informatique en
particulier. Les exceptions épinglées par les média (des nonagénaires qui
créent leurs sites, des arrière-grands-mères qui surfent plus aisément que
leurs petits-enfants), ne font que confirmer la règle: aujourd’hui, sommés de
manipuler des gadgets électroniquement sophistiqués, la majorité des seniors ne
peuvent que sympathiser avec les Primitifs d’antan, assommés par la magie, entre
autres radiophonique, des Blancs. Chaque
week-end notre premier-né, informaticien de son état, remet mon ordinateur en
état de marche – sans mot dire, puisque m’expliquer serait peine perdue. Ses
frères et sœurs, sachant que mon illettrisme informatique m’interdit l’accès à
leur iPods et autres tablettes dernier cri, m’ont offert un GSM avec des
grandes touches… dont une pour avertir, le cas échéant, le SAMU. Je me console
en voyant que ma femme, jeune retraitée, bien qu’au courant de l’abc du PC
Banking, ne sait toujours pas faire fonctionner notre lecteur dvd.
Au mieux, cet apéritif anecdotique aura fait
sourire mes lecteurs, sans les persuader pour autant qu’il n’y a pas lieu de faire
tout un plat anthropologique et encore moins anthropo-logique de ce qui leur
semblera n’être qu’un simple et inéluctable écart intergénérationnel. Certes,
depuis que le Progrès a fait basculer la perfection définitive du passé vers un
avenir indéfiniment perfectible, les jeunes n’aspirent plus à remplacer les
vieux, mais se déplacent vers des horizons nouveaux. Néanmoins, n’est-il pas désormais normal qu’à
la mentalité et la maîtrise de la génération sortante succède leur équivalent
chez la montante ? Pas besoin, donc,
de se faire du mouron, ni surtout de changer de cap anthropologique : le
passage du paléolithique vers le néolithique ou l’apparition de l’électronique
et la disparition du mécanique ne sont que des modifications purement
culturelles d’une nature humaine intrinsèquement inchangée et inchangeable
depuis que l’homme est homme. Loin de
métamorphoser substantiellement et à chaque fois « un fond humain universel »
(Marchal 2013 : 205), ces simples variations sociohistoriques ne feraient
que l’augmenter et l’améliorer de manière accidentelle.
Pour la plupart des collègues anthropologues,
occidentaux ou occidentalisés, que j’ai côtoyés en ami, cette continuité transculturelle,
synchronique ou diachronique, d’une seule et unique nature humaine semble aller
tellement de soi qu’il ne s’agit même pas d’une thèse. Il y a pourtant là quelque chose de
paradoxal. Car en dépit d’un
constructivisme qu’ils imaginent radical, pour l’essentiel, l’objet même de
leur discipline, l’homme, se trouverait ainsi foncièrement Hors Culture, du
côté de la Nature. Il est désormais
acquis en anthropologie qu’il existe des cultures qui ignorent des réalités en
apparence aussi naturelles que le mariage et la religion, du moins telles qu’il
a été convenu de les définir dans l’arène délimitée par le monde universitaire
occidental. Il est même accepté qu’en l’absence d’un Réel de Référence
(sur)naturel, une hiérarchisation prétendument objective des institutions et
idéologies culturelles ne peut être qu’une illusion d’optique ethnocentrique. Néanmoins,
à moins que je me trompe, le relativisme culturel s’arrête net devant le
présupposé absolument naturel de l’humain ut
sic et en soi.
Pourtant, le comble pour un anthropologue qui
voudrait être complètement conséquent ne serait-il pas d’identifier l’humain à
une hypostase transculturellement idéalisée, mais qui de fait oscille entre un organique infra-culturel et un ontologique
supra-culturel? Par les temps qui
courent, comment ignorer que la notion classique d’espèce pose autant de
problèmes en biologie qu’en philosophie le concept pérenne d’essence (Singleton
2012) et que, par conséquent, le réellement réel est fait d’une suite
incessante de singularités intrinsèquement irréductibles les unes aux autres? C’est pourquoi je propose que de la même
manière qu’il n’existe pas de maladies mais seulement des malades, il n’y a que
des hommes et aucunement une humanité… au point que logiquement à chaque moment
tout individu deviendrait autrement humain.
Malgré le fait que cette hypothèse, comme nous
allons le voir, soit plus phénoménologiquement et philosophiquement plausible
que son contraire, elle est loin, pour dire le moins, de faire encore l’unanimité ! On croit pouvoir l’infirmer
en affirmant que l’Homme moderne aurait pu faire un enfant à la Femme de
l’Homme de Neandertal. Mais en parlant
ainsi on n’aurait prononcé qu’une parole purement physiologique et non pas
proprement anthropologique. L’anthropologue,
surtout lui, ne devrait pas confondre une éventuelle compatibilité naturelle
entre individus, que ce soit dans les temps historiques ou l’espace social, avec
le fait de se retrouver sur la même longueur d’onde culturelle. Des données sensiblement identiques peuvent
donner à penser tout autrement. Le matériel que j’avais cueilli en 1970 sur la
sorcellerie me faisait penser alors à un frein au développement ; dix ans
plus tard, j’ai réinterprété le refus de mon voisin de se servir de la tôle
ondulée par peur de la jalousie cannibale des aînés comme un facteur de solidarité
intergénérationnelle: personne n’aura de la tôle tant que tout le monde n’est
pas en mesure d’en profiter. Là où moi
je suis programmé à y percevoir une table, dans le même objet un Pygmée ne
verra qu’une case mal faite. C’est dire
que les data physiologiques (des yeux, des bras, des organes sexuels etc.) sont
toujours données à quelqu’un pour être (f)actualisées avec les moyens de l’un
ou l’autre bord culturel. A l’encontre
du scientifique Changeux, pour le philosophe Ricœur (1998), le neuronal et le
génétique ne sont pas les causes directes, mais de simples corrélats du fait humain. Plus anthropologue que la plupart des
anthropologues, Balzac, dans son avant-propos à La Comédie Humaine, écrit que les différences entre un savant et un
soldat, un prêtre et un politicien seraient aussi considérables que celles
entre le loup et le lion et l’âne, le requin et la brebis. N’en déplaise à Morin & Cie (1974), l’existence
d’espèces sociales de la même « nature » que leurs pendants
zoologiques viendrait à bout de l’Unité
de l’Homme.
Si « être humain » est foncièrement
une question de physiologie et de philosophie (posséder un corps matériel et
une âme spirituelle), alors les anthropologues les plus authentiques seraient
les anatomistes et les métaphysiciens.
Là où eux se préoccuperaient en profondeur de la logique humaine
permanente, les anthropologues académiques ne s’occuperaient que de la
dimension socio-culturelle d’une réalité autrement plus fondamentale : une
seule et unique nature, intrinsèquement et substantiellement identique, peu
importe leur culture, chez tous les membres de l’espèce depuis son apparition ex abrupto il y a +/- trois millions
d’années et sa disparition (en apothéose transformatrice ou en apocalypse
destructrice) d’ici, en gros, le même laps de temps (Singleton : 2001).
Si j’ai parlé d’une apparition ex abrupto de l’ensemble humain, c’est
que dans la perspective non culturaliste ou bien on est, ou bien on n’est pas homme. On ne peut pas plus devenir
graduellement homme que la flèche de Zénon ne peut atteindre son cible. Au bas
mot scientifique, différence spécifique oblige, à supposer (dato non concesso), qu’on le trouve, le
chaînon manquant ne peut pas être moitié animal moitié homme, ni même encore 1%
post-primate et 99% pré-humain. Ensuite, distinction spéculative oblige, Descartes
n’a fait que mettre le point philosophique sur un « i »
théologique : ni le soi solipsiste ni l’âme spirituelle ne peuvent naître
ou être « plus ou moins humain ». Pour ceux qui y croient, en tant
que réalité objectivement (sur)naturelle, l’homme, ab ovo, et notamment par l’usage de la parole, est aussi
spécifiquement distant des espèces même proches et parallèles que
spirituellement irréductible au non humain (Singleton : 2002). D’où le tollé provoqué par un Singer quand il
affirmait, convention culturelle à part, ne pas savoir pourquoi on devrait
moins respecter le plus intelligent des primates que le plus irrémédiablement
handicapé des humains. D’où le refus du
magistère catholique de mettre le pied sur la pente glissante que représente à
ses yeux la proposition faite par certains comités de bioéthique de ne voir
dans l’embryon que du potentiellement humain.
Il se pourrait que leur inféodation à
l’indo-européen soit pour quelque chose dans le culturalisme inconséquent des
anthropologues. Quand on prend comme
allant de soi le fait qu’il y a des noms qui renvoient à des natures
substantiellement hors du temps et de l’espace, et à qui advient par surcroît
et après coup une mise en route accidentelle représentée par les verbes, on a
du mal à imaginer qu’en affirmant « l’homme (est, puis) évolue » on n’a pas reflété la réalité des choses
même. A la limite, les anthropologues
pourraient trouver que l’expression hopi « pluviation » est plus
phénoménologiquement plausible que la phrase « il pleut ». Par
contre, l’une ou l’autre exception à part (tel Kaufmann (2001) faisant écho à
Elias), peu d’entre eux pensent devoir remplacer « l’homme » comme
produit, par le processus « hominisation ». A proprement parler,
avant et après qu’il ne pleut la pluie n’existe tout simplement pas. N’étant pas une essence en attente d’exister
comme événement, chaque pluie est un cas à part entière, et aucunement
l’apparition accidentelle ou l’avatar passager d’une Pluie archétypique. Et l’homme dans tout ça ? Même combat onto-épistémologique ?
Se retrouvant dans un lieu occidental, les
anthropologues sont non seulement piégés par sa langue mais aussi redevables de
sa logique. Dans leur anthropo-logique
en particulier, et malgré ses effluves évolutionnistes, trainent des relents du
créationnisme judéo-chrétien et de la philosophie gréco-latine. Pour la Bible, du début jusqu’à la fin des temps,
les espèces créées perdurent foncièrement inchangées dans leurs identités
naturelles. Pour Aristote, les êtres
restent éternellement les mêmes. Semper idem, ne varietur : en
l’absence de variations fondamentales, toujours identiquement les mêmes choses. Que dit de vraiment différent ou pense tout autrement
celui qui affirme qu’une fois apparue,
la nature humaine ne peut connaître que des modulations purement
formelles? Les jeunes gens sont
actuellement plus grands que leurs parents et un paléoanthropologue jésuite,
disciple de Teilhard de Chardin, m’a passé des tirés-à-part où il prédisait une
brachycéphalisation accrue de l’espèce.
Mais pour la plupart des esprits occidentaux ce ne seraient là que des
modifications épiphénoménales d’une seule et unique essence humaine. A bas Héraclite, que vive Parménide ! Esse
et non pas fieri. Etre définitivement quelque chose une fois
pour toutes et non pas devenir autre chose en permanence.
Or que ce soit du point de vue onto- ou phylogénétique,
la thèse d’une nature humaine hors culture n’est ni phénoménologiquement ni
philosophiquement la plus plausible.
D’un côté, l’individu, incarné d’instant en instant dans son corps
propre, et incessamment incorporé dans sa situation sociohistorique, loin d’ajouter,
au cours de sa vie, couche après couche à son ego épais, ne fait qu’entasser
sur un soi mouvant des morceaux plus imposés que choisis. De l’autre, le parcours de l’espèce n’a rien
du flot tranquille d’un long fleuve majestueux destiné à combler un océan
pacifique, et tout d’un torrent tumultueux qui, de tourbillon en cascade,
termine son parcours chahuté pour disparaître, comme l’Okavango, dans les
sables d’un delta sans issue.
A l’instar de la bifurcation de l’humanité
elle-même entre le nomadisme et la sédentarité et sans doute à cause de ce
clivage même, la logique humaine oscille entre le nominalisme et le
naturalisme. Une suite sans fin de
singularités aussi inédites qu’irréductibles et irréversibles versus des sédimentations structurelles,
des stabilisations substantielles. Il
nous faut bien choisir entre le discontinu, la distance, la différence qui plaide
pour le devenir indéfini, permanent et pluriel du particulier et le continu, le
rapproché, l’identique qui parle d’un sens unique et d’une fin définitive.
Etapes de vie : haltes ou hiatus dans le parcours du combattant individuel ?
Egalité des sexes oblige, je reproduis deux de
ces schémas qui campent les étapes de la vie : du bébé rampant, la courbe
monte via l’adolescent jusqu’à l’adulte dans la fleur de l’âge pour retomber
sur le vieillard clopinant et courbaturé. L’anthropologue ferait remarquer
d’abord que le schéma est on ne saurait plus ethnocentrique : en plus
d’ignorer ce qui ce passe ab ovo in utero
et in articulo mortis (des périodes
et moments clefs pour un Sloterdijk et un Heidegger), hors notre modernité
laïque, pour un hindou, le début n’est qu’un recommencement et pour un
chrétien, l’essentiel a lieu après la fin.
Il reste que pour la plupart d’entre nous, ces images n’auraient aucun sens
s’il ne s’agissait du parcours réalisé du début jusqu’à la fin par une seule et
unique personne. Pourtant la séparation
entre les figures devrait nous mettre déjà la puce à l’oreille. Pour l’essentiel, l’adolescence a tout son
sens en elle-même et n’est pas une simple étape vers l’apogée adulte. Mais il y a pire… ou mieux, c’est
selon ! Car des littéraires aux
philosophes et théologiens en passant par toute la panoplie des sciences
humaines, des autorités, et non les moindres, qu’elles soient occidentales ou
d’ailleurs, problématisent la métaphore qui fait des âges de la vie de simples
haltes sur un chemin parcouru par substantiellement le même voyageur et
proposent d’y voir plutôt de véritables hiatus d’où sort à chaque fois un
individu à l’identité nouvelle.
Du point de vue purement physiologique, nos
corps changent en continu et complètement tous les sept ans et il y a fort à
parier que le corps humain d’ici un ou deux millions d’années ressemblera
encore moins au nôtre que le nôtre ne reprend celui de Lucy. Puisque les
rudiments du pelvis qui lui servait à l’époque où elle marchait sur terre
traînent encore dans les boyaux de la baleine, il y a lieu de penser que certains
organes qui nous sont encore fort utiles et agréables sont également destinés à
disparaître dans leurs formes et fonctionnalités actuelles. Quid, par exemple, du génital si la
procréation assistée était pratiquée non seulement à l’occasion, mais pour
toutes les occasions ? Le
témoignage date, mais dans Le Fait
Féminin, on pouvait déjà lire en 1978 que le cerveau de la femme n’est pas
identique à celui de l’homme. Aujourd’hui, on sait que l’invention de
l’écriture et donc de la lecture a créé une aire cérébrale qui
« manque » à l’illettré de cultures et de périodes purement orales –
mais qui risque de s’étioler si la décision prise par certaines écoles
américaines de ne plus enseigner le cursif fait tache d’huile. Les orteils de
nos pieds ne servent plus à grand-chose et les Simpsons ne sont pas les seuls
héros de dessins animés qui montrent qu’on peut très bien se débrouiller avec
quatre doigts.
Ce ne sont là que quelques exemples à la limite
de la caricature. Ils suggèrent, n’en
déplaise à ceux qui croient qu’avec l’arrivée de la noosphère, la biosphère
humaine a atteint sa vitesse de croisière définitive, que l’anthropogénèse n’a
pas dit son dernier mot corporel. Au bas mot matériel, donc, la discontinuité
paraît être la règle. Les semblants de continuité,
parfois consciemment conventionnés (le fait que la main de l’étrangleur ne soit
pas identiquement la même un moment après son crime ne nous empêche pas de le
condamner) sont produits par la même nécessité de figer le flou du Flux qui aboutit
à l’absolutisation indue aussi bien de l’institutionnel (la royauté sacrée) que
de l’idéologique (l’infaillibilité papale).
Sans être le seul, Pirandello est sans doute
parmi les auteurs occidentaux qui ont le plus questionné l’existence d’un personnage
à l’identité unique derrière les différents masques que nous assumons à tour de
rôles. Uno, nessuno e centomila… en me dépouillant de mes diverses
fonctions (paternelle, professorale, bourgeoise, occidentale, masculine…)
tomberais-je enfin sur le noyau dur de mon moi essentiel? Ce serait le cas si le soi faisait figure et
fonctionnait comme le cœur d’un artichaut, mais il se pourrait que
« je » ne sois qu’un oignon !
En ce cas plus on enlève de feuilles, moins on a en main !
Dans le domaine délimité par la psychologie
occidentale, l’oscillation d’un individu entre plusieurs personnalités paraît
pathologique à certains théoriciens et praticiens. Par contre, pour Freud & Cie (et
davantage encore pour la compagnie rivale des jungiens), notre modeste ego
conscient se trouve coincé entre le marteau d’un super ego pesant et l’enclume
d’un « ça » massif. Tout ça,
c’est le cas de le dire, met à mal l’impression que nous avons d’être le seul à
piloter notre monoplace comme et où bon il nous semble. En
tant que sociologue, plus conscient encore que la plupart des psys de l’impact multiplicateur
d’une allologie primordiale sur notre nombrilisme égologique, Kaufmann (2004) trouve
que si Ricœur avait raison de rendre notre intentionnalité identitaire synonyme
d’un récit de vie, il n’avait pas assez souligné le caractère foncièrement factice
et faussement unificateur de l’exercice : le moi a tendance à ignorer
royalement que son air monadique est un bricolage branlant, fait de bric épars
et de broc éparpillé.
Ne pouvant qu’échantillonner très brièvement
les sciences humaines qui penchent du côté d’un discontinu radical plutôt que du
côté d’un continu profond, je passe, mais tout aussi sommairement, aux
philosophes qui pensent en termes de singularités dissociées et non pas de
substantialités durables. S’agissant de
la Pensée sauvage, on sait à quel
point l’instauration du discontinu est au cœur de la philosophie et pratique
mythique du monde (Lévi-Strauss 1971 : 357). Dès l’apparition de
la philosophie selon le propre parler occidental, Héraclite aurait tout aussi
bien pu dire qu’on ne remet jamais le pied dans la même personne que dans la
même rivière. Arrivant aux temps modernes, il s’est toujours trouvé un
fils de la perfide mais pragmatique Albion pour couper les ailes aux envolées
essentialistes des concepteurs continentaux ! Hume rétorquait à Descartes,
en quête d’un solide sujet pensant, que logiquement le fait de penser
aboutissait non pas à un penseur pensant, mais dans l’immédiat instantané, uniquement
à une pensée et éventuellement à un
alignement atomique de pensées successives. Cogitatio
et cogitationes, et non pas un ego cogitans! Butler (1874 : 13), un fameux théologien
anglican du dix-huitième siècle, faisait allusion à cette éventuelle absence de
« sameness » (mêmeté) entre deux « successive moments »
(instants successifs) pour affirmer qu’il n’y avait rien d’intrinsèquement
impossible dans l’espoir chrétien de se retrouver avec un corps glorifié en
dépit de la corruption de la chair.
Ricœur a reconnu (1990 : 156) que c’est la reprise de cette
proposition humienne par Parfit (1986) qui lui a donné le plus de fil
philosophique à tordre autour de ce soi qui de toute façon ne peut pas être
lui-même sans que l’autre y soit pour quelque chose… ce qui déjà contredit
l’étymologie de l’individu comme « indivis ».
Hartog (2003) présente cette suite sans fin
d’instants évanescents comme le « présentisme ». Pour moi il pourrait s’agir (et positivement)
du vécu nomade. Si ce choix de vivre
pleinement le présent n’implique ni le rejet du passé ni le refus de l’avenir,
il tombe comme un cheveu dans la soupe des sédentaires dont la référence
autrefois au paradigmatique ancestral et la tension actuelle vers le Progrès,
néantisent en principe sinon en pratique la joie de vivre pleinement dans
l’immédiat. Quand,
au lieu de représenter une fin en soi, le présent n’est vécu et conçu que comme
un entre deux (pénible ou provisoire) du Commencement et de la Fin, il est difficile d’en profiter,
matériellement, moralement et métaphysiquement à fond.
On sait aussi à quel point pour des
existentialistes comme Sartre, la réalisation du « pour soi » n’avait
rien d’un travail répétitif en chaine et tout d’un ouvrage à remettre
incessamment sur le métier. Pour Merleau-Ponty (1945 : 254) la
substantialité du sujet et la solidité de l’objet ainsi que l’écart qui les
sépare radicalement sont soit une illusion intellectualiste soit une erreur
empiriste. Car elles sont tout à fait
secondes par rapport à la primordialité d’une expérience pré-personnelle. Pour
les disciples de Wittgenstein (Needham 1972 : 105) le poids de l’anglais
courant incline ses usagers à rapporter les expressions ponctuelles de leurs
dispositions spéculatives ou sentimentales à des états d’âme censés être permanents
en profondeur. Or quand je dis que « j’ai compris », « je
crois », « j’aime » ou
« j’ai peur » qui ou quoi nous dit que cela renvoie à quelque chose
d’essentiel qui existe en continu
(« uninterruptedly ») ?
Si nous ne sommes jamais en direct
avec nos états corporels (tels qu’éclatés en étapes dans les schémas
illustratifs), ce n’est pas tant parce que le neurophysiologique précède la
conscience que nous en avons, c’est tout simplement parce qu’en définitive le
corps de tout un chacun, loin d’être une chose déjà là, résulte en continu de
(f)actualisations successives. Depuis que les phénoménologues ont montré que le réel est d’emblée et d’office duel ou
relationnel (jamais l’un sans l’autre – Marion : 1997), il est exclu qu’on
puisse retrouver un en soi corporel fonctionnant comme le socle transparent et
primordial de nos rapports matérialisés avec nous-mêmes ou autre que nous-mêmes.
A fortiori, l’individu n’est-il pas l’équivalent humain du boson Higgs de
l’imaginaire populaire : un noyau primordial, intrinsèquement indivis
autour duquel viennent s’agglomérer des particules superficielles, une nature
nue qui s’habille après coup selon les goûts du moment. Par conséquent, il
est illusoire d’imaginer qu’un individu puisse avoir une intuition de
lui-même : si je me comprends, c’est grâce aux instruments d’intellection
mis à ma disposition par mon inculturation continuée. C’est pourquoi, comme nous allons le voir, n’étant
pas un MuKonnogo, il est exclu que je puisse me comprendre comme un
« homme-lion ».
On aurait pu croire que, toute modestie à part,
Lévi-Strauss, ayant consacré vingt ans non-stop à la mythologie, ait senti son
ego sérieusement épaissi. Mais c’est le
contraire qui lui est arrivé. En partie puisque l’objet de ses analyses, les
mythes, ne sont pas l’œuvre de sujets nominatifs, « la consistance du moi,
souci majeur de toute la philosophie occidentale » s’est liquéfiée, ne
laissant à la place du substrat présupposé qu’une suite de singularités vécue
comme des milieux où momentanément des choses (se) passent (1971 : 559). En France, « la principale innovation
conceptuelle du Comité (consultatif national d’éthique) » face à
l’interruption de grossesse fut celle de « personne humaine
potentielle » (Memmi 1996 : 60).
Personnellement je serais enclin de conclure que à notre conception
jusqu’à notre disparition nous actualisons en permanence un potentiel humain
sans jamais pouvoir le réaliser pleinement.
Quid aussi, de l’Esprit hégélien qui
ruse avec toutes nos raisons d’être individuelles qui de toute façon, pour
Braudel, ne sont que de l’écume ballotée un instant en surface par des lames de
fond permanentes, venant briser sur le rivage le visage en sable mouvant de
Foucault ? Avec ces philosophes-là
nous ne sommes pas loin de tous ces mystiques qui, même en monothéisme,
finissent, à titre personnel, par ne se sentir rien du tout face au Tout qui
les absorbe. Seule
une discontinuité verbale masque la continuité effective entre l’élimination de
l’ego dans par le panthéisme et l’anéantissement du soi dans le nirvana
bouddhiste.
Avant de passer la parole sur l’identité
individuelle à d’autres cultures, un dernier petit mot sur l’individualisme qui
imprègne à leur corps défendant l’imaginaire de pas mal d’anthropologues
occidentaux, nous aidera à mieux saisir tout ce qui Nous sépare d’Eux. La révélation judéo-chrétienne est venue
apporter plus qu’un grain de sel à l’émergence dans la raison gréco-latine
d’une notion sui generis de la
personne humaine. Le dualisme simpliste entre matière et esprit qui avait
tourné avec Platon au duel manichéen entre l’âme, étincelle immatérielle du
divin, individualisée et provisoirement emprisonnée dans un corps aussi
corruptible que corrompu, s’est vu renforcé par la dichotomie d’une
immatérialité individuelle destinée, une fois libérée des turpitudes terrestres,
à une immortelle contemplation de l’Eternel. La nature purement spirituelle de cette vision
béatifique rend quelque peu redondantes, pour dire le moins, les retrouvailles
de l’esprit avec son enveloppe charnelle.
Cette idée aussi inédite qu’excentrique de la tradition occidentale, suite à l’expansionnisme historique de la civilisation
chrétienne et sa consécration contemporaine par une mondialisation qui s’ignore
comme une occidentalisation de tout le monde, s’est vue imposée, entre autres,
sous forme des Droits de l’Homme.
Initialement réservés aux seuls hommes
censitaires (Aristote ayant douté de l’humanité des esclaves et Thomas d’Aquin
retardé celle des femmes), ces droits sont restés foncièrement individuels – le
droit des Peuples n’étant que faiblement analogique à celui des personnes et le
droit du non humain (de l’animal au minéral en passant par le végétal) n’étant
que purement allégorique. Ce sont les
hommes et eux seuls qui, de leur naissance jusqu’à leur mort, peu importe leur
situation sociohistorique, auraient identiquement le même droit, à titre
individuel, d’être traités comme fin en soi et non pas comme purs moyens et de
voir ainsi leurs besoins naturels réalisés.
Je ne suis pas le seul (Singleton
2000) à stigmatiser le caractère ethnocentrique de certaines philosophies et
pratiques des Droits de l’Homme et proposer des approches alternatives
(Pannikar 1999). Il est clair que la vie en commun deviendrait
vite invivable sans un minimum de consolidations conventionnelles. On imagine
la tête du policier qui, ayant surpris Parfit en flagrant délit, l’entend dire
que ce fut un autre que son moi présent qui avait parqué sa voiture sur un
parking réservé à des handicapés !
Mais je ne vois pourquoi un accord quant à l’identité de l’humain,
légalement conventionné suite à une discussion démocratique à la Habermas,
serait moins à même d’éviter des dérapages du genre Auschwitz qu’une définition
à base d’une ontologique dogmatique.
Rien de plus illustratif de cette égologie
essentialiste qui rend toute altérité absolument accessoire que
l’individualisme contractualiste à base de notre (néo)libéralisme triomphant.
De Rousseau à Rawls en passant par Renan il n’est plus question de la dualité
primordiale, représentée par les (r)apports entre Adam et
Eve (certes asymétriques, mais non moins constitutifs), mais uniquement d’un
Premier Homme qui, en principe, aurait
pu « tirer son plan tout seul comme un grand » (si on me permet un
belgicisme aussi éloquent qu’évident).
Les hommes qui lui ont succédé se sont rendu compte à leur tour qu’ils
avaient tout intérêt à entrer en relation contractuelle avec d’autres acteurs
individuels et à entretenir cette relation tant qu’elle permettait à chacun d’avancer
sur son propre chemin. Au cours des siècles on a tenté de rectifier ce tir
exclusivement et essentiellement égologique.
Mais même le personnalisme d’un Mounier fut toujours teinté par une
tradition culturelle toujours axée sur la facilitation du parcours d’une seule
et même personne du début jusqu’à la fin terrestre ou céleste.
Passant maintenant à d’autres peuples (ou
périodes), je dois battre ma coulpe. Ancien
missionnaire, puisque les païens finissaient toujours par me convertir, ce qui
n’était pas prévu par le programme, il se pourrait néanmoins que je
risquais de faire plus de dégâts chez les WaKonongo en préconisant pratiquement
mon idée de l’homme qu’en prêchant pour un Dieu plutôt théorique. (Puisque de
Dieu (même à supposer avec certains théologiens qu’il ne soit pas mort) on ne
sait rien, c’est ce qu’il faut entendre par « homme » qui devrait
faire problème pour ceux qui croient au dogme de l’incarnation.) Il y a des impérialismes anthropologiques qui
s’ignorent. Car non seulement les WaKonongo ignoraient-ils tout de mon transcendant
théologique, ils n’avaient surtout rien à faire avec mon anthropo-logique
étriquée. En effet, comme la plupart des
peuples non occidentaux, leur logique humaine était autrement plus complexe et
sophistiquée que la nôtre à base du dualisme simpliste (gréco-latin) entre
matière et esprit et de la dichotomie puritaine (judéo-chrétienne) entre corps (terrestre)
et âme (céleste). Quand, ayant vu dans
nos musées ethnographiques les accoutrements (peaux, sabots et autres griffes)
faits de main d’homme des prétendus « hommes-lions », j’ai essayé de
leur expliquer qu’Homo sapiens ne
pouvait jamais se métamorphoser en Leo
panthera, ils m’ont fait comprendre qu’ayant entendu depuis des temps
immémoriaux par mtu et simba des choses intraduisibles par
notre « homme » et notre « lion », il n’y avait pas
d’incompatibilité entre les deux (Singleton 1989). Si l’habit ne fait
pas le moine chez nous, chez les WaKonongo la peau vous transformait en
fauve. Malgré que les études
classiques et exégétiques qu’on m’avait fait faire, m’avaient familiarisé avec
des notions d’une rationalité raisonnée (Vernant : 1996) ou révélée
(Boman : 1960 ; Jousse : 2008) de l’humain qui ne chevauchaient
que marginalement avec celles courantes dans la modernité occidentale, il m’a
fallu du temps pour me rendre compte que l’homme konongo était encore plus
éloigné de mon humanité à moi. Ce que
mes interlocuteurs m’ont dit à la fois des pratiques infanticides
(Singleton : 2004) et du respect cérémoniel pour les anciens (vivants ou
« morts » et de toute façon mal compris comme « culte des
ancêtres » Singleton : 2013b), a fini par faire tilt dans ma
tête : à proprement parler seul le vénérable vieillard méritait à leurs
yeux l’appellation culturellement contrôlée d’homme enfin parfait.
A Louvain, un stagiaire burkinabé est venu dans
mon bureau me dire un matin d’hiver « je suis mon grand-père ». Malgré mes années d’Afrique, j’ai compati en
lui disant qu’au vu du temps qu’il
faisait en Belgique et la froideur apparente de ses habitants, je comprenais qu’il
avait la nostalgie de la chaleur, entre autres humaine, de son pays. Il rétorqua que je n’avais rien compris,
qu’aujourd’hui il était son
grand-père car à sa naissance il avait l’oreille droite tordue comme son aïeul
qu’il n’avait jamais connu de son vivant. Il m’expliqua que l’anthropo-logique
de son ethnie comptait jusqu’à neuf parties constituantes de l’identité
humaine. Je lui
ai quand même conseillé de ne rien dire au directeur du programme, étant donné
qu’en Europe quelqu’un qui se prenait aussi pour Napoléon risquait de se
retrouver enfermé et sujet à des soins psychiatriquement intensifs destinés à
rendre sa personnalité moins multiple. Il
m’est arrivé souvent de contraster notre notion de la nature humaine avec celle
nettement plus restreinte des Asmats de la Papouasie, pour qui déjà les voisins
sont de simples comestibles et celle autrement plus large des Jaïns, pour qui
les insectes sont dignes du même respect que celui dû à des humains. Dans la plupart des cultures qui connaissent
des camps d’initiation, à leur retour
les initiés ne reconnaissent pas plus les leurs que ceux-ci ne les reconnaissent.
Bien qu’on n’en ait pas toujours tiré les
leçons anthropo-logiques qui s’imposent, tout cela est tellement connu que je
n’y insiste plus – il a fallu surtout insister sur le caractère, tout aussi
culturellement circonscrit, de l’idée de l’homme au cœur de notre pratique
anthropologique du monde. Pris par ses
inventaires et analyses de l’interculturel, l’anthropologue n’a pas toujours le
temps et peut-être même pas le devoir de suivre le débat entre philosophes
occidentaux sur l’identité individuelle. Par contre, ce qui fait plus problème,
c’est que peu d’anthropologues paraissent relativiser leur propre logique
humaine de la même manière réfléchie qu’ils situent les anthropo-logiques des
peuples qu’ils étudient. Puisque j’ai accordé au paysan sénégalais le même
droit de préférer son « dog » à tout autre que celui consenti au
prêtre catholique s’agissant de son « God » (Singleton : 1998),
loin de moi l’idée d’interdire à un anthropologue l’idéalisation de
l’intentionnalité individuelle à l’occidentale. Le tout
est que le choix de ce qu’on estime relativement absolu soit fait en
connaissance critique aussi bien de sa cause que de celle d’autrui.
Comme l’a dit celui que Mahomet considérait le
plus grand des prophètes,
la facilité consternante avec laquelle nous cernons la paille poussiéreuse dans
le regard d’autrui contraste avec la difficulté congénitale à cibler les
poutres qui pèsent sur notre propre vision des choses. C’est
notre droit de rejeter sciemment l’anti-individualisme des philosophes et
savants cités ci-dessus et d’opter clairement pour la vision conventionnelle de
l’homme à l’occidentale. Par contre, ce
qui fait problème, c’est la non problématisation de l’enjeu. La prudence
philosophique est une chose (« en attendant mieux, je fais comme si mon
anthropo-logique représentait ce qu’il y a de mieux »), la paresse
paradigmatique en est une autre. Les conséquences prévisibles d’un changement
de cap conceptuel incitent instinctivement à enfoncer la tête dans le sable et,
pour filer la métaphore ornithologique, notre enracinement ethnocentrique est
souvent si profond que la perspective d’une reconversion radicale finit par
nous glisser dessus comme l’eau sur le dos d’un canard. J’ai du mal à
m’expliquer autrement le fait que des anthropologues puissent continuer à
penser que tous les individus, peu importe la période où ils ont vécu et les
peuples auxquels ils ont appartenu, n’ont pas pu ignorer le fait que, du
début jusqu’à la fin de leur existence, pour l’essentiel, ils étaient
identiquement humains.
… où l’arbre de vie cache une brousse
buissonnante
Six millions d’années est l’espérance de vie
accordée, par des spécialistes (Singleton : 2001) à un ensemble de vivants
du gabarit morphologique et de la situation sociohistorique du nôtre. Peu
importe le chiffre exact quand c’est la relativement longue durée versus la très courte qui est en jeu.
Bien que sécularisé, le paradigme judéo-chrétien d’une imminence
apocalyptico-eschatologique pèse encore de tout son poids sur
l’anthropo-logique occidentale : « la santé pour tous en l’an
2000 », « la fin de la pauvreté au-dedans du millenium »,
« demain, tout le monde dans l’autre monde de Davos ou Porto Alegre et
pour toujours ». Un schéma pourrait
illustrer cet enjeu chronologique et ses retombées anthropologiques.
L’ensemble de ce que l’Occident allait appeler
l’Humanité démarre modestement à gauche à une date diversement déterminée par
des cultures distinctes. Il ne
s’agit ni d’une espèce (au sens de la biologie classique), ni d’une essence
(selon la philosophie pérenne), mais tout simplement d’un ensemble de
singularités que notre culture contemporaine a pu regrouper de manière
plausible dans l’espace-temps au vu de ce que Wittgenstein appelait leur
« air de famille » - étant bien entendu que ces regroupements se
font, justement, en familles culturellement distinctes (l’anthropogénèse
konongo ne ressemblant en rien ou presque à la nôtre). Pour certains de nos
paléoanthropologues, les premiers à jouir de cette ressemblance conventionnelle
auraient vu le jour il y a grosso modo
trois millions d’années. La continuité conique de la partie gauche du schéma
risque d’induire davantage en erreur que la courbe des âges. En réponse à des variations climatiques, il y
a eu dans la préhistoire des seuils et des sauts critiques tant au niveau de la
configuration corporelle que de l’organisation en culture (autant sinon plus de
différenciations diachroniques que les différences synchroniques entre des
primates existants). J’ai choisi de représenter un seul de ces seuils sans
doute parmi les plus critiques, celui
traversé il y a +/- 30.000 ans avec l’apparition d’Homo Sapiens et l’essor de la pensée symbolique, sinon le parler
tout court. Il est représenté par la première ligne verticale, la seconde
représente l’apogée de l’an 1900 de notre ère où se terminent le tour du monde
et l’inventaire par l’Occident de ses innombrables ressources matérielles, mais
aussi de ses réalisations socio-culturelles. Il y a des
cultures monothéistes et monogames, des cultures polythéistes et polygames, des
cités démocratiques et des royautés sacrées, mais aussi des cultures sans dieu,
ni mariage, ni chef.
Si, à la suite de ce clivage culminant, des
flèches descendent rapidement vers nous et l’an 2000, c’est que, loin de devoir
être promue sous forme d’un pluralisme positif et permanent, cette pluralité
phénoménale paraît répréhensible à certains esprits occidentaux ou
occidentalisés pour qui Dieu n’aurait voulu qu’une seule religion révélée et le
Destin qu’une unique raison naturelle.
De toute façon, que ce soit avec ses raisons ou ses regrets, l’Occident
voit cette diversité comme destinée à disparaître très bientôt sous l’impact de
la Révélation et/ou de la Raison.
Avant que tout le monde ait eu la santé en l’an 2000, pour
Fukuyama la chute du mur en 1989 marquait déjà la Fin de l’Histoire et le
triomphe à tout jamais de l’Humanité néo-libérale. L’anthropogénèse aurait dit son dernier mot
dans l’Homme égologiquement intéressé par sa seule personne (Rawls),
capitalistico-consumériste (Milton Friedman) et rationalistico-scientiste
(Sokal et Bricmont). Cette vision myope qui voit l’essentiel se réaliser dans
l’immédiat et s’épanouir à l’avenir de manière purement accidentelle est
contredite par la probabilité scientifique que l’ensemble continue encore pour
trois millions d’années, traversant autant de seuils que de par le passé, mais
accomplissant des sauts autrement plus décisifs. En effet, il y a fort à parier que le futur s’ouvrira
toujours davantage sur un inédit de plus en plus inventé du dedans par ses
acteurs qu’imposé du dehors par les circonstances.
Les flèches qui continuent vers le haut, ou qui
convergent après le temps présent, font miroiter une fin en apothéose grandiose
ou en disparition discrète d’ici trois millions d’années. Du côté non plus de son origine in illo tempore, mais de la fin prévisible
de l’Humanité, les biologistes prévoient une bifurcation qui n’est pas sans rappeler
celle dont parlaient les théologiens. Pour ces derniers, en écho à un thème
biblique qui débute avec Noé, un petit reste de rescapés iront, lors du
Jugement dernier (recodé par Teilhard de Chardin comme le point Omega),
rejoindre une poignée de prédestinés vivre pour l’Eternité en purs esprits
contemplatifs, laissant définitivement choir ad inferos une massa damnata,
la grande masse des damnés qui ne figurait pas sur le short list divin ou qui n’a pas su saisir sa chance de salut. Pour les biologistes, ou bien l’espèce, à
l’instar des dinosaures devenus des oiseaux, se transformera au point de n’être
plus reconnaissable comme humaine (de toute façon d’ici à trois millions
d’années, l’homme sera physiquement encore plus différent de nous que nous le
sommes de Tumaï), ou bien elle disparaîtra tout simplement de la surface de la
terre comme la plupart des espèces avant elle (tout doucement ou d’un seul coup
catastrophique – après son big bang
initial, le cône à droite s’épuise en big
crunch terminal).
Les (paléo)anthropologues connaissent des représentations
schématiques de l’anthropogénèse dont la plupart, au lieu de descendre comme la
caricature vers la décrépitude terminale, monte pour s’arrêter net sur l’homme
moderne dressé debout à tout jamais dans toute sa splendeur bipède. Le même
arrêt absolu sur image actuelle affecte des images graphiques de la cosmogénèse
elle-même. Je pense en particulier à ces dessins qui étalent sur 365 jours le
temps écoulé depuis le Big Bang
jusqu’aux quelques secondes avant minuit le 31 décembre où l’Homme entre en
scène pour couronner la clôture de l’année. Rien de plus inconsciemment
ethnocentrique que le sourire narquois. Malgré
le fait que l’homme occidental tend à naturaliser l’idée surnaturelle pour ne
pas dire surréelle de la nature humaine qu’il s’est faite dans sa culture, il
continue à sourire en apprenant que des Primitifs, en se présentant comme des
Asmat ou des Inuit, ne livraient pas leurs éponymes ethniques, mais se
représentaient comme les hommes tout court.
Nous sourions aussi en lisant qu’un évêque
irlandais en 1658 avait fixé le moment de la création au début de la nuit qui
avait précédé le 23 octobre en l’an 4004 avant le Christ… pourtant le
fait que peu de nos contemporains qui contemplent la Vie en douze mois
symboliques se demandent ce qui arrivera le premier janvier ou le 12 mars de
l’année suivante, risque de faire sourire davantage encore des générations à
venir.
Ces générations auront sans doute et à juste
titre pris en main pas mal des forces évolutives qui nous ont poussés dans le
dos jusqu’ici. Se retrouvant
matériellement, moralement et métaphysiquement sur des planètes tout autres que
la nôtre, elles risquent de se demander comment nous avons pu imaginer que les
périodes et les peuples qui s’étaient succédé depuis Lucy ne représentaient que
des variations superficielles sur un seul et même thème humain. A la limite,
quand la création d’Adam et Eve ne datait même pas de 5000 ans avant le
présent, il était encore possible d’imaginer que grâce à des progrès culturels,
les hommes avaient fini par mieux subvenir aux besoins naturels que le premier
couple s’est trouvé condamné à satisfaire à la sueur de son front… mais est-ce
encore plausible de penser à l’éclosion d’essentiellement la même espèce quand
ses origines datent de plus de 3 millions d’années en arrière ? Ce qui
paraît sûr, c’est que les changements aussi
accélérés que radicaux qui s’annoncent (notamment dans la compréhension et le
contrôle du cerveau) permettront à nos descendants de mieux se rendre compte du
caractère inédit des transformations de l’humain suite à ses traversées incessantes
d’une série de seuils critiques irréversible.
Dans mes jeunes jours, si on ne cherchait plus
le crâne d’Adam comme certains espèrent encore localiser des vestiges de l’arche
de Noé, le débat autour du monogénisme
faisait encore rage. Dans mes vieux
jours, ce qui m’étonne c’est que le fait de pouvoir envisager sereinement le
polygénisme n’a pas encore rétroagi sur une logique humaine restée
paradigmatique en anthropologie même. Au
lieu de voir que le Flux fuit en avant de singularité en singularité (même si,
pour en sortir, le vivant doit se fier pour un temps à des semblances de
substantialité), nous continuons à penser qu’une fois émergée et établie, une Mêmeté,
pour l’essentiel, ne fait que s’éclore semper
idem. Un simple schéma peut camper
cette bifurcation primordiale puisque paradigmatique, entre
« identiquement le même » et « le toujours autre ».
A gauche, suite à des transformations
évolutives (de triangle en carré, l’inanimé devient animé et le vivant marin un
animal terrestre), l’Humanité (représentée par le cône) apparaît à un certain
moment dans toute sa splendeur substantielle pour connaître, au cours de la
Préhistoire et de l’Histoire, des agrandissements et des améliorations
accidentelles (les cercles du cône) jusqu’à atteindre, avec notre Modernité
techno-scientifique, une apogée qu’on ne saurait plus dépasser si ce n’est ad infinitum dans le même sens. Pour un
esprit moderne, la postmodernité est un oxymore puisqu’il ne peut pas plus y
avoir un « après » de la Raison humaine que pour le croyant chrétien
(ou musulman) une autre Révélation divine. La diversité historique –
polythéisme versus monothéisme,
polygamie versus monogamie, démocratie
primitive versus royauté sacrée etc.
– n’est que la dimension culturelle d’un « être » humain substantiellement
le même à travers le temps et l’espace. Les faits culturels sont autant de
rebricolages d’essentiellement les mêmes éléments naturels tels que le besoin
d’habiter et de manger, ou encore de gérer la sexualité et la violence.
A droite sur le schéma, si les singularités
irréductibles se succèdent à travers des ruptures de continuité irréversibles,
elles ne montent pas en suivant un Sens Unique. Si elles ne partent jamais de
rien, elles ne vont nulle part en particulier.
Il y a progression, et non Progrès, des avancées ponctuelles, mais non
pas une Arrivée décisive. Au contraire de la route royale des substantialistes sédentaires
qui mène inexorablement vers la Cité définitive (celle du Ciel, mais aussi
celle des Sciences ou de Porto Alegre), le parcours du nomade nominaliste n’est
pas fléché : ni point de départ ni point d’arrivée, mais des étapes
« essentiellement » différentes, un aller de l’avant sans fin, venant
de nulle part en particulier et destiné, du moins selon Heidegger, à finir dans
le décor comme un sentier forestier (Holzweg).
Le fin fond du schéma, donc, est d’ordre chronologique : pour finir,
quelle est la portée de l’inédit venant après les acquis du présent ? Quel
est le poids définitif du préfixe « post » dont les observateurs
parlent de plus en plus – le post-industriel, le post-développement, le post-religieux,
le post-scientifique… ? Est-il purement métaphorique, renvoyant à des réformes
conséquentes d’institutions et d’idéologies mais qui gardent intact l’essentiel
de leur identité intentionnelle, ou bien est-il radicalement révolutionnaire,
indiquant une métamorphose « si considérable que l’être ou la chose qui en
est l’objet n’est plus reconnaissable » (Petit Robert)? Sans croire que l’Evolution équivaut à la
gestation de l’Esprit, on peut penser que l’Aufhebung
hégélien signifiait la suppression et non pas la sublimation de la substance
des configurations anciennes. Les
triangles, les carrés, les cercles sont autant de lieux dont les logiques et les
langages peuvent se chevaucher en marge, mais dont le milieu représente à chaque
fois des Choix de Sociétés incompatibles.
En quittant un lieu (triangulaire) pour un autre (carré) non seulement aura-t-on
affaire à un langage inédit (les discours religieux ou politiques, par exemple,
en lieu et place des parlers non religieux et non politiques), mais même à une
logique humaine tout autre. L’Homme
de Cro-Magnon et l’Homme de la
Renaissance, l’Homme moderne et l’Homme numérique – ces titres de tomes sériés
publiés dans la plupart des cultures européennes renvoient non pas à des
rééditions revues et corrigées d’une édition originale, l’Homme tout court, mais à chaque fois à un Homme nouveau
intrinsèquement inédit.
Des périodes aussi significativement distinctes
que des peuples donnent naissance à des ensembles humains inédits dont
l’espérance de vie, à l’instar de toute existence individuelle, est limitée
dans l’espace-temps. Les hommes qui ont survécu
au déclin et à la chute de
l’Empire Romain pour reprendre le titre de Gibbon (1776), n’étaient pas
identiquement les mêmes que ceux qui l’avaient vécu. A moins de l’identifier à
un noyau dur que seule une pathologie adventice pourrait fracturer, personne ne
sort intact, indemne, foncièrement inchangé de pareil événement. Certains,
invoquant la différence générique établie par Ricœur entre névrose et psychopathologie,
pourraient prétendre qu’une chute de cette magnitude est totalement hors norme.
Personnellement, je préfère y voir non
un cas hors limite, mais le cas limite de ce qui se passe à tout moment de
notre vie, même si la plupart du temps nous ne sommes pas à ce point conscients
de l’impossibilité de remettre le pied dans le même fleuve.
Je ne peux me permettre ici que deux brèves
allusions ici à un tas de phénomènes qui me pousse ainsi à
« essentialiser » l’épithète et à désubstantialiser l’essentiel dans
le genre d’expression « l’Homme préhistorique », « l’Homme
romain » et « l’Homme moderne ».
Il y a d’abord cette prise de conscience récente
de l’impact de la technologie sur l’identité humaine. Soit on continue
de penser que c’est le même Homme qui a commencé à casser des cailloux, à
mécaniser le monde et à se servir d’un ordinateur, soit on prend plus au
sérieux sinon à la lettre, la thèse de la prothèse comme productrice de
nouvelles humanités (Marchesini : 2009). Un exemple parmi mille de la
rétroaction radicale du matériel sur le mental : à moyen de communication
nouveau, révolution sociétale inédite.
En tant qu’innovation récente, la presse écrite a joué un rôle crucial
lors du Risorgimento (Villari 2012 : 137).
Les transistors, puis les réseaux sociaux représentent-ils la simple
reprise de la presse dans le contexte des indépendances africaines et des
printemps arabes, ou ne représentent-ils pas plutôt des seuils critiques,
responsables de réalités inconnues jusqu’alors? Il fut un temps où les
archéologues croyaient avoir sinon tout dit, du moins avoir campé l’essentiel
en cataloguant les artefacts découverts comme, par exemple, « os
bovin » ou « morceau d’instrument musical ». Car leurs
contemporains ethnographes se contentaient de décrire la simple matérialité des
choses employées par les indigènes. Or, depuis qu’on a compris que des objets
n’ont tout leur sens spécifique qu’en tant que projets particulier de sujets
assujettis à un Projet Global (Singleton : 2004 premier chapitre), les
choses ont changé aussi bien en archéologie (Olivier 2011 : 188sq) qu’en
anthropologie. Pour les Nuer, ce bœuf-ci n’est pas un spécimen d’une réalité
naturelle en principe universellement reconnaissable comme la race bovine, il
est l’incarnation vivante, le sacrement même d’un arrangement matrimonial. Pour
Jakobo Kasalama, mon hôte chez les WaKonongo, le tambour que je l’ai vu
fabriquer pour un vieil ami « sacramentalisait » leur amitié (ex opere operato, « par le fait
même»). Gare donc à l’illusion d’optique objectiviste qui nous incline à
prendre le bovin et le tambour (des abstractions analytiques) pour des choses à
90% transculturellement identiques, n’étant colorées qu’à 10% et après coup,
par des considérations culturelles plus ou moins respectueuses de leur réalité
naturelle. A l’instar des chiens dakarois (Singleton : 1998), le bœuf nuer
et le tambour konongo sont d’emblée et d’office des réalisations culturelles –
produites par mais productrices de l’Homme nuer et de l’Homme konongo.
Ensuite il y a le fait général qu’en changant
d’échelle on change d’essence. Ce qui
vaut en socio-logique me paraît devoir s’appliquer tout autant en
anthropo-logique. Sociologiquement parlant, aujourd’hui les grandes églises
chrétiennes n’ont en commun que le nom avec les modestes mouvances sectaires
des origines. D’une simple
association volontaire (universitas)
entre des clercs vagabonds du Moyen âge, l’université s’est transformée en
véritable Cité au service universel de l’Homme – quand, foncièrement inféodée non
seulement à la société de consommation capitaliste mais à la dichotomie
occidentale entre Nature et Culture, elle ne fait, entre autres, qu’imposer à
tout le monde son opposition entre sciences naturelles et sciences humaines et
sa distinction entre théorie fondamentale et applications pratiques. Notre université (y incluse une certaine
anthropologie) font partie intégrante et désintégrante d’une occidentalisation
certaine du monde (Singleton : 2003).
Bien qu’il ne puisse l’être que
provisoirement, tout ordre gagnant imagine à la fois que sa victoire était dans
l’ordre même des choses et qu’elle consacre définitivement le potentiel de ses
débuts coniques. Mary Douglas (1974) fut
parmi les anthropologues qui avaient clairement vu tout ce qui peut séparer
idéologiquement et institutionnellement des milieux modestes (représentés par une bande pygmée ou une
commune hippy) des macro-lieux autrement plus complexes et conséquents (tels qu’un village
bantou ou une banlieue bourgeoise). Ce
qu’à mon humble avis elle n’avait pas tout à fait compris, c’est que les
distances sociologiques (synchroniques ou diachroniques) entre des triangles et
des cercles étaient responsables d’humanités aussi incompressibles
qu’incompatibles. Si, dans un sens, des Pygmées
et des hippies sont humainement semblables, ils ne sont pas des hommes au même
sens que le bantou ou le bourgeois le sont.
Tout bourgeois qu’ils étaient, pas mal
d’auteurs occidentaux (Singleton 2012), emportés par les évidences empiriques,
se sont exprimés en des termes qui épousent de près le discontinu, le hapax, le
singulier, l’idiosyncrasique, l’insolite, l’inexplicable incarnés par la figure
de droite de notre schéma. Il se peut
que la plupart de ces autorités n’aient pas voulu parler littéralement, mais
tout au plus métaphoriquement des métamorphoses qui les ont impressionnés. Il
n’empêche qu’on peut être tenté de les prendre à la lettre.
En mettant en italiques des mots clefs, je ne pense
pas trop trahir, par exemple, ce que Polanyi avait en tête en écrivant
que : « la production mécanique dans une
société commerciale suppose tout bonnement la transformation de la substance
naturelle et humaine de la société en marchandise » (1983 :
70). C’est un constat qu’aurait partagé mon
hôte konongo, Jakobo Kasalama, forgeron à ses heures, qui, s’il s’était trouvé
en usine, aurait sûrement eu l’impression qu’en changeant de condition il avait
changé d’identité humaine.
Pour M.Volle, un économiste qui a inventé le
néologisme « iconomie », l’informatique représente une troisième
révolution industrielle qui, en transformant à fond le système productif, a
« modifié la nature elle-même » (Le
Vif, 22.02.2013 p.35). Il aurait pu et dû continuer sur sa lancée en
ajoutant que la nature humaine aussi s’est retrouvée métamorphosée par cette
même révolution. C’est un fait que les innovations non seulement reflètent les
intentions de leurs inventeurs, mais aussi rétroagissent sur leurs
utilisateurs. En passant d’un mode de production à un autre, l’homme lui-même
ne fait-il que se reproduire à l’identique ? L’audio-visuel interactif, les toujours
nouvelles générations d’ordinateurs, de gsm et autres ipods qui se succèdent à
un rythme de plus en plus accéléré, ne sont-ils que de gadgets matériels qui ne
modifient en rien des modes d’êtres humains ?
Ce qui est sûr, c’est que chaque culture ayant
sa définition de l’humain, des problèmes surgissent lors des premiers contacts
interculturels avec des êtres aux apparences humaines. La solution, toujours
asymétrique, n’était pas toujours, loin s’en faut, des plus humanistes et
humanitaires ! Qu’on se souvienne du cas tristement célèbre des Tristes Tropiques : les
Conquistadores massacrant des Indiens pensant avoir affaire à des bêtes, et les
Indiens faisant mourir des Espagnols croyant qu’ils auraient pu être des
dieux ; de la disparition des indigènes de la Tasmanie ou de la Terre de
Feu ; qu’on pense non seulement aux Blancs et à leur traitement inhumain
des Noirs d’Afrique, des Peaux Rouges des Amériques et même des Chinois de
Chine (pour ne pas parler des Juifs de l’Europe), mais aux agriculteurs bantous
refoulant des chasseurs cueilleurs ou aux guerriers Maoris génocidaires des
pacifiques Moriori (Diamond 1999 : 53-57). Extraversion empirique sinon
matérialisme historique oblige, nous sommes indignés à juste titre par des
rapports de force déséquilibrés qui permettent aux dominants de spolier les
dominés de leurs ressources « naturelles ». Néanmoins, à la longue, c’est le pillage de
l’identité d’autrui, entre autres par l’Homme chrétien ou le Capitaliste
civilisé (Singleton : 2007), qui représente la plus littérale des
déshumanisations. Mon ami Latouche a peut-être plus raison qu’il ne
l’imagine : loin d’être la forme définitive de l’Humanité, l’Homme
développé est un anthropophage en train de dévorer tout ce qui n’est pas
occidental ou occidentalisable. L’Homme de la postmodernité
occidentale, ayant enfin compris qu’il y a des limites à la croissance et qu’il
faut mettre fin à l’explosion démographique, semble avoir ainsi renoué avec
certains philosophies et pratiques « primitives ». Néanmoins,
il y a toute la différence au monde entre, d’une part, se rendre compte qu’on a
intérêt à gérer durablement des ressources dites « naturelles » et
contrôler les naissances, et, de l’autre, se comporter en simple usufruitier de
la propriété d’un autrui ancestral et agir comme si les vivants visibles ne
représentaient qu’un pourcentage d’un numerus
clausus d’âmes humaines.
Face à ce genre de phénomène (car l’inventaire
pourrait être prolongé indéfiniment), j’ai du mal à comprendre que des
anthropologues puissent encore traiter l’altérité culturelle comme une
altération accidentelle d’une nature humaine inchangée depuis son apparition.
L’autre n’est pas seulement autre parce qu’il ne se marie pas comme vous ou ne
croit pas en votre Dieu, il l’est parce qu’il est autrement humain que vous.
Les vivants auront beau avoir affaire aux mêmes données (externes ou internes),
ce qu’ils en font les rend
foncièrement différents aussi. Les Pygmées, Patagons et autres Postmodernes
peuvent être regroupés pour les besoins d’une analyse abstraite à l’occidentale
dans un casier global étiqueté « humain », mais « when all is
said and done », chaque Pygmée, Patagon et Postmoderne est avec les siens
tout autre que les autres « humains ».
L’Homme Nouveau arrive
Je ne suis évidemment pas le premier à tenir un
discours sur l’éventualité ou l’existence d’un homme nouveau. Les utopistes,
millénaristes et autres altermondialistes, qu’ils soient d’inspiration
religieuse ou non, rêvent tous d’une humanité au moins renouvelée sinon
nouvelle. Au vu de ce que l’homme fut (au Paradis ou à l’état de nature), ils
projettent ce qu’il devra être et sera dans la Jérusalem céleste ou à Porto
Alegre sur terre. Les néophytes des sectes à mystère, dont les premiers
Chrétiens, se sentaient devenus des hommes nouveaux et, aujourd’hui, des Hari Krishna
et des « born again
Christians » se voient renaître des cendres d’une nature peccamineuse. Les
gourous orientaux, férus de yoga, cherchaient non seulement à surmonter la
condition humaine, mais voulaient « créer un homme nouveau et de le créer
sur un plan supra-humain, un homme-dieu, tel qu’il n’était jamais venu à
l’imagination de l’homme historique de pouvoir en créer »
(Eliade 1949 : 234).
(Mal)heureusement, ce genre d’humanité
idéalisée tarde à venir autant que la Fin du Monde. « Faute d’outres aptes à recevoir le vin
nouveau », disent les rêveurs révolutionnaires – non sans raison car « à
homme nouveau, organisation nouvelle ». Il se pourrait même que l’Homme nouveau doive
répondre, comme l’aurait dit Levinas, à un Infini inédit. Pour certains le Web, fonctionnant de façon
autonome, fait déjà figure d’un Tout auto-poïétique – un avatar actualisé du divin en
devenir de Whitehead !
Des esprits plus réalistes, sans renoncer à
l’espoir de voir arriver un jour un homme concrètement nouveau, pensent qu’il
sera toujours sujet à une logique humaine abstraite et donc susceptible
d’analyses proprement anthropologiques. Prémoderne
avec Lévy-Bruhl, Moderne avec Touraine,
ou Postmoderne avec Marchesini, l’homme sera toujours tiraillé entre le
moral et l’immoral, devra toujours naviguer entre le Charybde d’une égologie
égotiste et le Scylla d’une allologie aliénante, et il n’y a pas de raison de
penser que ces actions soient suivies de moins d’effets imprévus et pervers que
les nôtres. Quand les grilles d’analyse
ne changent pas, peu importe que ce soit l’ancien ou le nouveau qui se trouve
sur le gril.
Les petites
mains de la Main Invisible escomptaient, avec Fukuyama, que le Marché
mondialisé enfanterait l’homme définitif des derniers temps, mais l’humanité
s’est vue mise austèrement au chômage au Nord (60% des jeunes Grecs sans activité
sensée) et exploitée de manière éhontée au Sud (plus de 1000 travailleuses
mortes dans l’incendie de leur bagne industriel au Bangladesh.) Bien naïf
serait le prophète qui prédira que les maîtres de la Méditerranée, tout mutants
qu’ils soient, auraient moins de morts noyés sur leur conscience que leurs
prédécesseurs actuels. Tôt ou tard, les
coûts cachés des avancées technologiques devront être payés. Après la guerre, l’introduction de la machine
à lessiver, en libérant les paysannes de la corvée collective du lavoir
communal a augmenter le taux de dépressions suicidaires parmi les femmes
isolées. Chaque académique devant désormais taper ses
propres textes, la convivialité du secrétariat départemental est passée à la
trappe. Les objets répondant toujours
aux projets particuliers des sujets d’un Projet Global, en cas d’un Choix de
Société inédite, sa logique (in)humaine devrait être autant au cœur des
anthropologies de demain qu’elle ne fut la cible des approches de l’anthropologie d’hier. Pourtant, inconsciemment consentants à la
dichotomie établie par leur philosophie pérenne entre l’essentiel et
l’accidentel, pas mal d’anthropologues occidentaux continuent à opposer la
neutralité substantielle des choses à leur bon ou mauvais usage second. A l’instar de la magie qui ne deviendrait
blanche ou noire qu’après coup, l’informatique serait en elle-même
intrinsèquement innocente. Or la plupart
des cultures non-occidentales savent pertinemment bien que les faits proprement humains valent d’emblée
et d’office pour le bien ou le mal.
L’homme n’a pas inventé par hasard une hache (ou un ordinateur) pour se
demander ensuite ce qu’il pourrait bien en faire. Les rapports humains des
habitants du Village nouveau qui se globalise de notre vivant grâce à
l’informatique seront-ils forcément moins inéquitables que ceux de nos villages
anciens ?
En outre, même si
nous avons du mal à imaginer ce que seront de fait les innovations idéologiques
et institutionnelles qui s’annoncent pour demain, il y a fort à parier que
l’asymétrie qui les accompagnera inévitablement ne soit pas plus acceptable que
celle qui détermine de nos jours les rapports entre dominants et dominés. Foncièrement
éthique, la fracture numérique n’est qu’accessoirement économique – pour en
venir à bout, une révolution morale s’impose plus que des remèdes matériels.
Déjà trahi par la
commercialisation du sport, Homo ludens
sera-t-il mieux traduit demain par les jeux vidéo ? Même à supposer que le
divertissement informatisé ne soit purement pascalien ou créateur de
cyberdépendance, il y a lieu de se demander pour quoi et pour qui il programme
les joueurs mordus? Le virtuel aura beau questionner le réel, le risque
d’irréalité est bien réel. Il n’est pas
dit que la virtualisation du corps humain le rendra automatiquement plus
vertueux. Electronique
n’est pas synonyme d’éthique ni informatisé d’impliqué.
Si certains
inconvénients éventuels du nouvel âge informatique me viennent davantage à
l’esprit, c’est que mon ignorance de l’« e-terrain » familier à la
plupart des participants à la chaire (dont surtout Boellstorff (2013) mais aussi
d’autres comme Laplantine 2012 ou les contributeurs à Anthropologie et Sociétés 2011), me rend incapable d’imaginer ses
bénéfices. Néanmoins, une possibilité
m’impressionne en particulier puisqu’elle met aussi le doigt sur un enjeu
crucial. Jusqu’ici les prothèses, même informatisées, ont remédié aux
déficiences d’une minorité défavorisée. Que demain, incorporée littéralement, l’informatique
puisse augmenter le potentiel de tout le monde, me paraît constituer un pas en
avant aussi porteur que le premier outillage lithique. Par contre, parler de cet empowerment
en termes de métissage ne paraît pas être à la hauteur de sa portée
prospective. D’abord, puisque l’idée d’une pureté primordiale à préserver ou à
promouvoir représente une chimère dangereuse : être
humain, c’est naître mélangé. Ensuite
et surtout parce qu’à l’encontre d’une hybridation qui ne ferait que juxtaposer
deux réalités encore identifiables dans le résultat, l’« avant », puisque
totalement transformé, n’est pas repris de façon substantiellement reconnaissable
dans le « post » que j’ai en tête.
N’étant pas une réédition simplement revue et
corrigée, mais intrinsèquement inédit,
« mon » Homme nouveau ne peut que faire figure d’un « transhumain »
par rapport aux humanités qui l’ont précédé.
Néanmoins, à l’encontre de l’augmentation quantitative de nos capacités
congénitales qui caractérise la plupart des cyborgs de la science fiction, pour moi l’Homme nouveau croît en qualité de vie
et donc en humanité.
Ce n’est donc pas que le futur me fasse peur. La
seule chose que j’ai voulu et pu suggérer ici, c’est qu’à un lieu aussi inédit que celui du virtuel doivent
correspondre le langage et la logique d’acteurs tout aussi inconnus aux
bataillons d’antan. Je sens pourtant
tout ce qu’il pourrait y avoir de purement incantatoire dans cette invocation
aux trois « l » qui ont informé mon approche
anthropologique. Si le
« cyberspace » donne lieu à une humanité tout autre, alors cet
ailleurs ne sera plus abordable en termes d’une topographie et d’une topologie du
type euclidien. L’observation
participante était physiquement limitée à
des vases clos, à des champs clôturés, à des terrains limités. Ne m’y retrouvant pas du tout, il se peut que
je m’avoue trop vite dépassé
par l’espace électronique, en attendant je ne peux que me demander si les
grilles d’analyse élaborées par mes maîtres à penser ainsi que les plans
d’action de mes amis militants sont à la hauteur de ce qui se fait et se fera
toujours davantage dans le milieu virtuel. En la « matière » que
peuvent dire encore des « sciences humaines » (Vidal de la Blache et
la géographie humaine, Evans-Pritchard et l’espace Nuer, Hall et ses
« proxemics » et même des philosophes tels que Heidegger, Husserl et
Habermas avec leur espace existentiel, intentionnel et communicationnel) et que
peuvent faire des activistes qui défendent le droit à l’existence des paysages
ou qui ne jurent que par le retour et le recours au local?
Si ma génération pouvait passer physiquement d’un
terrain à un autre, elle était loin de pouvoir imaginer que viendrait un jour
où l’anthropologue travaillerait simultanément dans une multitude de sites
(Marcus : 1995). Ne serait-ce qu’au niveau de la collecte et de la présentation
de son matériel de terrain, l’anthropologue actuel, l’embryon de l’homme à
naître demain, dispose d’une panoplie de moyens médiatiques auxquels le label
hybride « audio-visuel » ne fait pas justice. Ces genres plus que littéraires relativisent
radicalement le compte rendu monographique d’antan. Sans encore permettre l’ immersion intégrale représentée par les
« feelies » du Brave New World (et que l’italien
immedesimarsi rend à merveille), ils remplacent la réception passive du
conçu que la lecture à froid permet, par une implication interactive dans le
vécu. Gadamer & Cie avaient déjà affirmé que le lecteur, à juste titre
épistémologique, comprend souvent mieux que l’auteur le sens d’un écrit. De
lecteur de texte puis spectateur d’illustrations, le consommateur de matériel
anthropologique est en passe de devenir régisseur – celui qui, selon le Robert « organise matériellement
les représentations ». « The medium is the message » ! Sans cesser d’être sensée, je sens que la
communion avec le matériel anthropologique,à l’époque de la communication
post-scripturaire, deviendra plus sensible sinon sensuelle. Car l’arrivée de
l’homme nouveau se signale aussi bien par un profond changement de sensibilité
que par une mentalité nouvelle.
Un titre moins ethnocentrique pour
cet essai et plus près de ce qui se passe aurait été « Hominisations
inédites ». Car non seulement l’homme nouveau n’a jamais
cessé d’arriver, il n’arrivera jamais si par « homme » on entend
quelque chose d’essentiel, par « nouveau » quelque chose de mieux que
l’ancien et par « arriver » quelque chose qui ne partira plus. De
toute façon, et quoi qu’il en soit de ces songes d’un partant, l’Homme Nouveau in arrivo sera un singleton ou il ne
sera pas!
PS : pour sucrer
la pilule de l’inexistence de l’homme, pour la forme, je serais prêt à faire
une concession (dato
non concesso !) : il se
pourrait qu’un jour l’anthropogénèse accouche d’une humanité commune.. Mais en attendant, il faut cesser de faire comme
si nous savions déjà pour l’essentiel ce que
« être humain » signifiait – comme si, entre autres, il allait
de soi que tout homme était doué d’intelligence et de volonté ou se devait de
s’organiser démocratiquement en société et de croire religieusement à quelque
chose. Car vues de près ce genre de
choses n’existent tout simplement pas ou si elles existent ne sont que les faits contemporains d’une certaine culture
occidentale.
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