jueves, 19 de diciembre de 2013

LE CERVEAU ET LA CULTURE. Maurice Bloch

Le cerveau et la culture

41Le franchissement quasi clandestin de la frontière entre ces deux domaines d’investigation, opéré ici par Strathern, est monnaie courante en anthropologie. D’où la difficulté à mettre en perspective les écrits anthropologiques consacrés au Soi, à l’identité, à la personne, ou encore à la valorisation ou à la dévalorisation de l’individu, et les travaux menés en neurobiologie et en psychologie expérimentale, qui ne portent qu’en apparence sur les mêmes phénomènes.
42Le principal défaut des travaux anthropologiques dont je viens, avec quelque injustice peut-être, de résumer le penchant général réside moins, au bout du compte, dans ce qu’ils disent que dans ce qu’ils font. Et ce qu’ils font, c’est confondre des ordres de phénomènes bien distincts. La raison pour laquelle les auteurs de ces travaux cèdent si facilement à la tentation d’amalgamer les niveaux de conscience tient probablement à une conviction implicite : ces niveaux de conscience seraient, l’un comme l’autre, « culturels ».
43Il arrive en effet qu’en lisant certains écrits anthropologiques on tombe, au détour d’une page, sur une phrase rappelant, sur le mode de l’évidence, qu’être une personne, un individu, un Soi, est le produit d’une construction culturelle. La culture serait responsable de la façon dont chacun éprouve être celui qu’il est ; elle dicterait à l’individu la formule exacte du genre d’être qu’il est pour lui-même. On tentera ici de reconstituer le raisonnement aboutissant à cette affirmation.
44Tout d’abord, l’anthropologue rappelle à juste titre combien la valeur attachée à l’être humain individuel varie d’une culture à l’autre. L’éthique de la personne s’exprime dans le discours public et les comportements manifestes en des termes fort contrastés ici et là. Autres sociétés, autres critères pour évaluer l’indépendance d’esprit et l’affirmation de préférences individuelles, les formes d’engagement avec autrui, les modalités d’obéissance aux règles s’appliquant aux relations entre parents, etc.
45Puis l’anthropologue en vient à magnifier dans ses écrits les différences constatées entre cultures, en tout cas l’opposition entre la culture qu’il étudie et la sienne propre. La rhétorique du texte ethnographique contribue à conférer à la différence une dimension de plus en plus disproportionnée. Enfin, ce même anthropologue procède à l’opération consistant à étendre considérablement la portée du discours public consacré à l’éthique de la personne. Les jugements prononcés à voix haute sur l’être humain individuel, sur la valeur à lui accorder ou sur l’autonomie à lui concéder, sont réduits en un reflet plus ou moins exact de ce qui se passerait dans le psychisme individuel des membres d’une culture. En somme, la doctrine intellectuelle et morale d’une société exprimerait peu ou prou ce que chacun de ses représentants ressentirait au plus profond de lui-même ; l’effet que cela fait à chacun d’être celui qu’il est serait modelé par la définition sociale de l’être individuel.
46Il en résulte alors une vision des choses marquée par une version forte de relativisme culturel. Le génie propre à chaque société fabriquerait l’être humain. La logique sous-tendant cette forme de raisonnement consiste finalement en une déduction sommaire. Puisqu’il se trouve que les hommes de différentes cultures développent des idées et des valeurs différentes sur le Soi, alors le sentiment même du Soi, éprouvé de l’intérieur, diffère d’une culture à une autre. On en vient à laisser supposer, sans l’écrire expressément, qu’il existe à la surface du globe des façons humaines différentes d’être, chacun pour soi, celui qu’on est. Autres hommes, autres Soi(s) !
47Il est pour le moins surprenant que des gens de science en arrivent à se fourvoyer à ce point. D’où vient qu’ils adoptent des vues aussi étranges – assurément non couchées sur le papier mais bel et bien présentes entre les lignes ? Il est vraisemblable qu’ils se sont laissé prendre au piège de leur propre raisonnement. Ce piège qui s’est refermé sur eux est en partie actionné par l’usage fait en sciences sociales de la notion de culture. Assurément, on y réfute à voix haute toute opposition tranchée entre nature et culture. Comment admettre aujourd’hui que les racines de la culture n’ont pas poussé dans le terreau de la nature humaine ? La culture n’est pas tombée du ciel. Pourtant, nombreux sont les spécialistes des sciences sociales, les anthropologues en tout premier lieu, à rentrer dans une logique manichéenne : si un phénomène n’est pas naturel, alors il est culturel. La raison en est qu’ils se croient voués à mener le combat contre des adversaires aussi impitoyables à leurs yeux qu’inexistants dans la réalité. Quels sont ces moulins à vent contre lesquels il faudrait ferrailler ? Ils ont pour nom tantôt essentialisme, tantôt naturalisme. L’ennemi fantôme, c’est la soi-disant prétention des sciences de la nature à s’emparer des phénomènes culturels pour les neutraliser. Il est donc nécessaire d’assurer la défense du culturel.
48En réalité, tous les phénomènes humains sont indissolublement et naturels et culturels. C’est en examinant la dynamique et les formes prises par cette combinaison que l’on peut parvenir à rendre compte de nos comportements, ici même comme là-bas. Il faut donc admettre que ces comportements indifférenciés peuvent être soumis à une explication naturelle – au sens où le sont les explications des sciences de la nature – et à une explication, ou une interprétation, culturelle. L’une et l’autre s’éclairent réciproquement, mais elles induisent en erreur si elles sont présentées comme étant suffisantes.
49C’est donc une tout autre position qu’il convient d’adopter. Résumons-la à grands traits. D’abord, admettre que le Soi et la personne sont, au premier étage de leur organisation, le produit de notre capacité à fabriquer de la mémoire autobiographique. Cette capacité n’est pas exclusivement humaine : nous la partageons avec d’autres espèces vivantes. Son substrat est biologique. Ensuite, considérer que cette capacité à fabriquer de la mémoire autobiographique, permettant de s’éprouver, de l’intérieur et à chaque instant, être celui qu’on est, vient s’intégrer à une propriété détenue par le seul Homo sapiens : son inscription  dans l’histoire, qui se manifeste dans la sélection des épisodes retenus. Enfin, nous avons le Soi et la mémoire que nous retrouvons dans la mémoire explicite, celui des sciences sociales, susceptible d’être objet de pensée et de langage. Il n’en reste pas moins que cette conscience d’ordre supérieur, la construction du Soi en personne, a une relation, probablement fort indirecte, au Soi du premier étage. Il faut donc différencier les éléments, penser leur relation, mais surtout ne pas vouloir prétendre qu’ils existent isolés les uns des autres ou, pis, qu’un seul d’entre eux détermine les autres.
50L’adoption de ce point de vue n’est pas sans ressembler à l’art du jongleur : il faut, en effet, jongler avec les composantes du phénomène à étudier en veillant à ce qu’aucune des deux n’échappe au contrôle. L’exercice est, à coup sûr, intellectuellement ardu ; il mérite pourtant qu’on s’y livre. Le bénéfice qu’on en retire saute aux yeux : il est, au minimum, heuristique. Cet exercice ouvre tout grand au renouvellement du questionnaire. Il s’agit bien, en effet, de scruter les relations entre les différents aspects ou les niveaux de ces phénomènes, la mémoire autobiographique, la construction du Soi et de la personne, auxquels les sciences sociales accèdent à l’aide de leurs démarches propres d’enquête, et ceux sur lesquels se penchent la neurobiologie et la psychologie au moyen de leurs méthodes expérimentales. Au prix d’un apprentissage réciproque, la coopération devient possible. Que de problèmes inédits s’offrent alors à la recherche !
51Quels sont-ils ? Pour en donner une idée, même rapide, revenons aux travaux de Strathern, cités plus haut. Voici quelques-unes des questions qu’on aurait souhaité voir posées dans une telle perspective. Quelle sorte de traces mémorielles la pratique de rituels laisse-t-elle dans l’autobiographie des hommes qui y participent ? Comment en parlent-ils ? Comment en parlent-ils entre eux ? Comment y pensent-ils à travers la réactivation de leurs souvenirs ? Que peuvent révéler les récits que les participants font après coup de ces rituels ? En d’autres termes, peut-on établir l’existence d’une relation significative entre leurs agissements publics dans les cérémonies, dont Strathern estime qu’ils traduisent une conception intimement vécue d’un Soi non individuel, et ce qui pourrait se passer à l’intérieur de chaque être à propos de lui-même ? Et, puisque, à l’évidence, les méthodes standards d’enquête sur le terrain ne permettent pas d’avoir accès à ce niveau de conscience, que pourraient bien en détecter les psychologues au moyen de leurs techniques expérimentales ? De quelle façon les conceptions affichées du Soi et de la personne, dont Strathern fait état, pourraient-elles se relier au sentiment diffus, infraconscient, formé par chaque homme d’être et de demeurer celui qu’il est, dont tout indique qu’il est une propriété fondamentale des organismes humains que nous sommes ? Autrement dit, jusqu’à quel point le discours du Soi et des pratiques telles que des rituels pourraient-ils modifier le Soi élémentaire, producteur et produit de mémoire autobiographique ?
52Assurément, les anthropologues pratiquant l’ethnographie de terrain me rétorqueront qu’ils ne sont pas en mesure de recueillir des données susceptibles d’apporter des éléments de réponse à de telles questions. La réponse s’impose alors : pourquoi, dans ces conditions, laisser entendre que, par des voies quelque peu mystérieuses, ils ont bien eu accès à l’expérience intime du Soi des hommes étudiés ? N’ont-ils pas, en effet, du moins certains d’entre eux, prétendu décrire le genre de Soi que ces hommes construiraient ? Pourquoi, surtout, refuser de prêter attention à des recherches qui permettraient peut-être de collecter des données pertinentes ou au moins de se rendre compte des limites de ce que l’on peut savoir ?
53Il paraît évident, en tout cas, que le simple fait de poser des questions du type de celles énoncées plus haut fait progresser la réflexion. Grâce à ces interrogations, on peut évaluer ce que l’on sait à ce sujet et ce que l’on ignore ; on peut aussi entrevoir ce qu’il est possible d’avancer à ce propos en l’état actuel de nos connaissances, et ce que l’on doit désormais se refuser d’admettre.
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Notes

1 La langue anglaise distingue entre awareness et consciousness ; le français ignore cette ressource, car il ne dispose que du mot « conscience ». Ici, l’auteur emploie le terme « consciousness ». Plus haut, il parlait seulement d’« awareness », forme moins élaborée de la conscience. On n’a pas conscience (awareness) d’être celui qu’on est à la façon dont on a conscience (consciousness) de proférer un mensonge, par exemple, ou dont on prend conscience d’un problème de traduction qui se pose. (Note du traducteur.)
2 Ici encore, la langue anglaise fait preuve d’un souci de précision : elle distingue entre recallet remember là où le français utilise un seul et même verbe, « se souvenir » ou « se rappeler », pour désigner tout à la fois le processus consistant à faire appel ou à convoquer des souvenirs et le fait de se souvenir en général. Nous avons traduit ici recall par « convoquer ses souvenirs » ou « puiser dans ses souvenirs » sans qu’il faille accorder à cet acte de convocation ou d’extraction un aspect nécessairement volontariste. (Note du traducteur.)
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Pour citer cet article

Référence papier

Bloch M., 2009, « La mémoire autobiographique et le Soi. Pour une alliance entre sciences sociales et sciences cognitives », Terrain, n° 52, pp. 50-63.

Référence électronique

Maurice Bloch, « La mémoire autobiographique et le Soi », Terrain [En ligne], 52 | mars 2009, mis en ligne le 15 mars 2013, consulté le 19 décembre 2013. URL : http://terrain.revues.org/13566 ; DOI : 10.4000/terrain.13566
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Auteur

Maurice Bloch

London School of Economics and Political Science, Grande-Bretagne

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Droits d’auteur

Propriété intellectuelle

Citado por socialmanagementsystems (cems) 2013


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